Nicolas, patineur des nuits.

Lorsque j’ai commencé à m’intéresser aux nuits urbaines en Colombie, j’ai tout de suite pensé à Nicolas comme à une sorte d’expert de la nuit. Arpentant les rues de notre Bogotá nocturne en rollers à une fréquence hebdomadaire depuis plus de quatre ans, Nicolas, armé d’une paire de patins et d’un appareil photographique, a dressé un registre insolite de la capitale. Célestine vous présente cet oiseau de nuit en voie de disparition qui nous enseigne l’art de visiter autrement et la face cachée des villes.

1. Nicolas, quand as-tu commencé à arpenter les rues des villes en rollers ?

Je fais du roller depuis mon adolescence, à 20 ans, à Bordeaux, je me déplaçais déjà exclusivement en rollers (en dépit des pavés) mais habitant sur les hauteurs de Paris, j’avais fini par les délaisser, jusqu’à me racheter une paire de rollers à Madrid en 2012. Cet été-là, je suis passé par Valencia, et je n’avais qu’une soirée pour faire connaissance avec la ville, or grâce aux rollers, en à peine une heure, j’ai pu avoir une vue assez « large » de la ville. Un clocher, une façade vous intriguent au loin, et en 30 secondes vous y êtes grâce aux rollers, et vous avez les mains libres pour prendre des photos. Si vous tombez sur un musée, les rollers rentrent dans un sac. Même chose s’il se met à pleuvoir. Et en voyage, ça tient dans la valise. C’est extrêmement commode. Depuis je ne voyage plus sans rollers

2. Patines-tu seul ou en groupe ?

Du coup, je patine en général seul, moins pour l’exercice physique que pour découvrir la ville, fouiller ses recoins. Deux fois seulement j’ai participé à ces grandes virées de groupe, une fois à Buenos Aires, l’autre ici.

3. Dans quel quartier aimes-tu particulièrement patiner ?

Je n’ai pas vraiment de quartier préféré. L’idée est justement de découvrir. Je suis peu allé dans le sud (là où la numération des calles recommence, avec la mention « sur »), moins par peur qu’en raison des distances. Et cela vaut du coup également pour le « grand nord » de Bogota (au-delà de la calle 170). Plus que des quartiers, ce sont des axes que je suis. C’est souvent par hasard que je retombe sur un axe, et si je le suis à nouveau, c’est notamment pour voir si les graffs y ont évolué. Bogota n’est pas une ville dont la connaissance se structure à partir de monument-repères. C’est grâce aux graffs, et aux photos que j’en prends, que je tisse une carte mentale de la ville et que je m’y situe.

4. Quelle saveur particulière ont les nuits bogotanaises ?

A chaque fois que je rentre de week-end, le dimanche soir, voir les rues transversales désertes me donne envie de patiner. La ville présente un éclairage très singulier, qui éclaire les coins de rues (las esquinas), et ouvre une double perspective, de chaque côté de l’angle, où se mêlent ombre et lumière. Plus encore qu’à Buenos Aires, j’aime photographier ces esquinas depuis le centre des carrefours, selon une perspective oblique, en plaçant les lumières des lampadaires légèrement hors-champ.

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Et la nuit Bogota se vide, l’air y devient plus respirable, la concurrence avec les voitures cesse, et selon l’heure, je peux patiner vraiment à mon aise. Bogota est une savane, c’est-à-dire une plaine. Littré croyait que le mot sabana venait de sábana, « le drap ». Il n’en est rien (c’est un mot taino, non d’origine latine), mais j’aime à penser, parfois, quand je patine, que cette savane est un grand lit un peu froissé, une surface qui invite à glisser.

5. Que vois-tu la nuit que tu ne vois pas le jour ?

Outre l’ombre qui épaissit toute chose où que ce soit, dans certains quartiers, les rideaux de fer des boutiques sont peints, notamment à Chapinero où je vis. Il faut aussi savoir que les trottoirs sont des lieux de vente parfois très encombrés dans les quartiers populaires. La circulation est donc non seulement complètement différente de nuit, mais en plus, pour photographier des graffs, dans la plupart des cas c’est tout simplement impossible de jour en raison de l’affluence.

6. T’es-tu déjà senti en danger lors d’une virée nocturne à Bogotá ?

Pour moi le graff va avec la nuit, il partage avec elle une certaine clandestinité. D’ailleurs, les grandes commandes qui occupent les murs-pignons, ici comme dans le monde, peuvent être plastiquement plus riches, mais ce ne sont pas forcément les productions les plus intéressantes. Or venant de Paris et de Buenos Aires, deux villes où j’avais commencé à prendre des photos de graffs nocturnes, j’avais pris l’habitude de prendre des photos avec pose lente, de 20 secondes à parfois plus d’une minute.

Et pour être honnête, à Bogota, j’ai très vite arrêté de sortir mon trépied. L’une des dernières fois où je l’ai fait, à Chapinero, alors que la pose s’achevait, je me suis rendu compte qu’un homme étendu à terre à quelques mètres de là, dans l’obscurité, m’observait depuis le début. Il aurait pu intervenir et me prendre au dépourvu. J’ai déguerpi assez vite ce soir-là.

Les rollers sont de ce point de vue beaucoup plus sécurisants que n’importe quel autre moyen de transport à Bogota : ils permettent de partir très vite, d’enjamber ou de sauter de petits obstacles et de passer par exemple de la chaussée au trottoir, on peut faire demi-tour en un rien de temps. Le vélo ne donne pas la même mobilité, et on ne recommande pas de se déplacer à pied, la nuit, à Bogota.

Le soir où j’ai voulu prendre ce graff (et je n’ai pris qu’une vue), je m’étais aventuré dans le sud, dans des zones un peu risquées. Le bitume avait fait place à de la terre battue, parcourues çà et là de trous et de décombres.

La scène représente un homme à terre, hurlant, aux pieds d’un autre, debout, du côté gauche de l’angle de rue. La violence de ce graff me fascinait. J’ai à peine eu le temps de prendre cette photo que j’ai vu deux hommes descendre vers moi d’une rue voisine, en courant. J’étais clairement la cible, il n’y avait rien d’autre à cette heure. Je suis parti à toute vitesse, en croisant les doigts pour que le sol s’améliore. Ça a rapidement été le cas, heureusement. Depuis, j’évalue constamment le sol avant de m’engager dans des quartiers nouveaux.

7. Quels conseils donnerais-tu à nos voyageurs pour profiter pleinement des nuits bogotanaises ?

Certains quartiers, touristiques, sont assez sécurisés la nuit, comme la Candelaria. Ce quartier présente de nombreux graffs, peints ou réalisés au pochoir (de Orfanato, DJLU, Juega siempre, Guache, Toxicomano etc.). Teusaquillo en présente également quelques-uns d’assez intéressants. Chicó, le quartier de loin le plus sécurisé, est assez pauvre en graffs. En tout cas, je déconseille les balades nocturnes dans d’autres quartiers, à pied ou à vélo.

8. Quel graffiti « nocturne » de Bogotá, t’a plu le plus ?

Il serait très difficile d’en choisir un plus qu’un autre, surtout parmi les milliers de clichés déjà accumulés en quatre ans. Il y a surtout des graffs que la nuit embellit, transforme comme celui-ci : la nuit, une bande de lumière vient tomber sur les yeux de la figure, comme dans le cinéma des années 40-50. Il a récemment reçu un rehaut de peinture jaune qui le rend encore plus mystérieux.

Cet autre, très simple, plastiquement perfectible, m’avait soudain plu en raison des barbelés qui luisaient et venaient prolonger les cils, réveillant des souvenirs d’Oranges mécaniques ou de Buñuel et de Dalí. 

J’aime aussi beaucoup ce graff, du collectif Orfanato (Orphelinat), un des premiers que j’ai photographiés. Je croyais alors que ce terme « Orfanato » était une légende, comme un titre du graff. Je ne peux plus m’empêcher de le voir comme une image de la Colombie orpheline. La violence et la douleur dans le regard de ces deux enfants continue de m’émouvoir comme la première fois que je l’ai vu. Sauf qu’aujourd’hui, elle me rappelle des histoires entendues çà et là au sujet d’enfants « déplacés », arrivant seuls à Bogota et, souvent, se dispersant dans l’anonymat de cette ville démesurée. L’enfant de droite, dans le graff, a d’ailleurs disparu : il vient d’être recouvert par de la peinture.

9. Quel est ton meilleur souvenir de patinage nocturne à Bogotá ? Pourrais-tu nous raconter une de tes expériences ?

Chaque balade est différente. De très rares fois j’ai ressorti le trépied pour une pose lente.

Un dimanche soir (ce moment là est idéal, la ville est particulièrement déserte), je m’apprêtais à prendre une photo avec pose lente, je dispose le tout, lorsque soudain surgit de nulle part un homme vivant dans la rue, fonçant sur moi de ce pas très rapide qui les caractérise. J’ai pris mon appareil et ai fait un rapide tour du quartier. Revenant au lieu de la prise de vue, je dispose à nouveau appareil et trépied, quand survient cette fois une moto de police ⎯ pour me contrôler, bien évidemment. Après bien des déboires avec la police lors de contrôles antérieurs, j’ai cette nuit-là pris le parti d’aller aimablement vers eux, pour les saluer. Comme d’autres fois, ils m’ont alerté sur le danger de vaguer ainsi, la nuit, mais après vingt minutes de discussion, sur les risques de la nuit, sur mes rollers (les roues de 125 mm intriguent beaucoup ici), mes photos, l’heure pour les faire, ils ont fini par me proposer de faire le guet pendant que je prenais ma photo. C’est ma première photo «collaborative» ! Cette nuit-là j’ai définitivement compris que, lors de ces contrôles, j’étais surtout pour eux une distraction exotique pendant ces longues nuits où ils sont condamnés à errer, sans objectif photo, eux.

Merci beaucoup Nicolas pour ton témoignage inspirant! Tu nous donnes envie de veiller un peu plus sur la ville et de longer ses murs autrement.

Pour les lecteurs-voyageurs qui aimeraient découvrir Bogotá de manière insolite, n’hésitez pas à nous contacter ici!

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